mardi 5 juillet 2011

La « Grève de masse », un fait ou un processus ?

Nous publions ce texte du dernier bulletin #5 de la Fraction de la Gauche Communiste Internationale qui complète et corrige un tract (La "grève de masse" aujourd'hui et demain - Pour aller plus loin que les manifestations défouloirs contrôlées par les centrales syndicales). Le tract distribué était un résumé avec nos ajouts, d’un texte édité par nos camarades de la FGCI.

Nous avons distribué notre tract en mars lors d’une manifestation de l’Alliance sociale et de la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics.

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Lors de rencontres ou par mail, des camarades et lecteurs nous ont exprimé des réserves, un scepticisme sur notre analyse de la situation historique et particulièrement de l'évolution de la lutte des classes. Nous reprenons et restons fidèles à la méthode d'analyse du CCI d'origine, en particulier avec son analyse d'un « cours historique menant à des confrontations massives de classe », telle qu'elle a été largement développée et présentée dans la Revue internationale de cette organisation tout au long de son histoire, en particulier dans les années 1980. Parmi toutes les questions se rapportant à cette méthode d'analyse, une d'entre elles a plus particulièrement vu s'exprimer des questionnements, des incompréhensions ou des désaccords. Il s'agit de notre appréciation selon laquelle s'est ouverte aujourd'hui une période de « grève de masse internationale ». Certains rejettent le mot même de grève du fait que les grèves ne sont pas l'élément principal des réactions ouvrières aujourd'hui. D'autres estiment que nous surestimons le niveau de la lutte des classes car évoquer la « grève de masse » pour caractériser la période actuelle serait croire que nous nous trouvons dans une période révolutionnaire ou pré-révolutionnaire. Or, pour nous, c'est ouvertement, sous nos yeux, et cela malgré les tentatives soit de silence et de censure - rien dans les TV et journaux sur les grandes manifestations ouvrières en Grèce au moment même où avaient lieu le mouvement des « indignés » en Espagne -, soit de déformation - les mouvements actuels seraient pour de « véritables démocraties » -, que se déroule et se développe une dynamique de lutte en masse au niveau international. Les mouvements de classe d'Afrique du Nord, Tunisie, Egypte, aussi faibles étaient-ils, ont répondu aux réactions et luttes prolétariennes de la fin 2010, particulièrement à celle d'Europe (Grèce, France, Grande-Bretagne, Portugal, Espagne, etc.). Et à leur tour, ces mouvements des pays arabes, sur lesquels le prolétariat international avait les yeux braqués, sont venus être des facteurs d'encouragement au surgissement et au développement de mouvements de lutte en Europe, en Espagne bien sûr, en Grèce, etc... Il s'agit bien d'une dynamique internationale de luttes ouvrières face à la crise et aux attaques sur les conditions de vie qui est en train de se développer et de s'approfondir - quels que soient les obstacles qui met la bourgeoisie. Le processus de « grève de masse » est en cours... Nous avons décidé de mettre par écrit l'une de nos interventions sur le sujet estimant que cette question devait être portée et débattue le plus largement possible.

Ce que Rosa Luxemburg appelle "grève de (ou 'en' selon la version française) masse" et qu'elle décrit longuement et clairement dans son ouvrage, ne représente pas seulement, comme certains le pensent faussement, 1905 ou un événement de ce type, c'est-à-dire un mouvement de classe qui poserait ouvertement la question de la révolution ; c'est la lutte de classe et son processus de développement dans la période qui s'est ouverte au début du 20ème siècle. "Aujourd'hui la révolution russe a soumis cette argumentation à une révision fondamentale; elle a, pour la première fois, dans l'histoire des luttes de classe, permis une réalisation grandiose de l'idée de la grève de masse et même - nous l'expliquerons plus en détail - de la grève générale, inaugurant ainsi une époque nouvelle dans l'évolution du mouvement ouvrier." (Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat, 1906), notamment le processus qui va jusqu'à la période révolutionnaire, donc qui inclut ce qui la précède et la prépare :

« Ainsi quiconque veut parler de la grève de masse en Russie doit avant tout avoir son histoire devant les yeux. On fait commencer à juste titre la période actuelle, pour ainsi dire officielle, de la révolution russe avec le soulèvement du prolétariat de Saint-Pétersbourg le 22 janvier 1905 (…). Mais ce soulèvement de Saint-Pétersbourg, le 22 janvier n'était que le point culminant d'une grève de masse qui avait mis en mouvement tout le prolétariat de la capitale du tsar, en janvier 1905. A son tour, cette grève de janvier à Saint- Pétersbourg était la conséquence immédiate de la gigantesque grève générale qui avait éclaté peu auparavant, en décembre 1904, dans le Caucase, à Bakou et tint longtemps toute la Russie en haleine. Or, les événements de décembre à Bakou n'étaient eux-mêmes qu'un dernier et puissant écho des grandes grèves qui, en 1903 et 1904, tels des tremblements de terre périodiques, ébranlèrent tout le sud de la Russie, et dont le prologue fut la grève de Batoum dans le Caucase en mars 1902. Au fond cette première série de grèves, dans la chaîne continue de éruptions révolutionnaires actuelles, n'est elle-même distante que de cinq ou six ans de la grève générale des ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg en 1896 et 1897. »

Réduire la "grève de masse" aux seuls mouvements prérévolutionnaires ou même révolutionnaires qu'a développés et développera notre classe est une incompréhension profonde de ce que met en avant Rosa Luxemburg et de l'essentiel du combat du prolétariat dans une période qui n'est pas contrerévolutionnaire (ce qui est le cas actuellement, et cela depuis la reprise ouvrière de 1968). Quand, dans notre texte du bulletin précédent, La "Grève de masse" aujourd'hui et demain, nous avons osé parler de "grève de masse" pour les combats qui se déroulent "aujourd'hui", nous n'avons fait, et cela fort modestement, que reprendre la vision que Rosa Luxemburg nous a transmis. Nous pouvons même dire que les conditions actuelles (l'ampleur et la profondeur de la crise qui s'attaque au monde capitaliste tout entier jusque dans son coeur ; ses implications terribles sur la classe ouvrière entrainant la paupérisation des masses ; les luttes de riposte massives qui gagnent toutes les zones de la planète...) donnent une ampleur à cette vision que même Rosa n'avait pu envisager. En effet, ce qu'elle décrivait au niveau de la seule Russie, nous le voyons commencer à se développer au niveau international : ces derniers mois seulement nous ont permis de voir des luttes importantes (par leur ampleur, par leur durée et par leur radicalisme anti-capitaliste) se développer simultanément ou se relayer, traversant l'Europe du nord au sud, passant au versant sud de la Méditerranée pour revenir vers son versant nord, s'attaquant tout aussi fortement aux autres continents et cela sans qu'aucune zone ne soit réellement épargnée. Et, parce que les conditions objectives, pour le moins, ne peuvent aller qu'en se développant, l'essentiel de ce processus de "grève de masse", qui a déjà commencé, se situe, à notre avis, devant nous.

Contrairement à ceux qui pourraient penser que Grève de masse, parti et syndicat est un vieux texte, « inadapté » à ce qui se passe dans notre période, voire même un texte « dépassé », nous invitons tous les communistes et militants à le relire attentivement et à se réapproprier ce texte (et tant d'autres) du mouvement ouvrier. Les communistes ont constamment, et aujourd'hui plus que jamais, besoin des enseignements que notre classe a tirés de ses expériences, donc des écrits des grandes figures du marxisme, comme Rosa Luxemburg, pour comprendre et intervenir dans la situation actuelle.

Tout ce que nous mettons en avant ici concernant le développement de la lutte de classe aujourd'hui ne signifie surtout pas que, pour nous, c'est "une autoroute" qui se profile devant notre classe. Si notre fraction refuse de minimiser ou d'ignorer les très fortes colère et combativité ouvrières qui s'expriment actuellement à travers la planète (et surtout dans les pays du coeur du capitalisme), elle est, en même temps, pleinement capable de prendre en compte la faiblesse importante que révèle actuellement le prolétariat au niveau de sa conscience (difficulté à se concevoir en tant que classe et perte de vue momentanée de sa perspective historique qui se manifestent notamment, par la très faible influence, en son sein, de la Gauche communiste...), laquelle est avant tout le fruit de la prétendue "fin du communisme" qui a fait suite à l'effondrement du stalinisme. Cependant, nous sommes certains qu'il ne peut y avoir de dépassement de cette faiblesse sans le développement du combat quotidien et de plus en plus large que mène la classe contre les effets de la crise capitaliste. Il est là le chemin ; c'est ce à quoi nous assistons actuellement et que nous devons, d'abord et sans réticences, soutenir et encourager. Comme dit Rosa : "Un océan de privations et de souffrances terribles est en effet le prix auquel toute révolution est achetée par la masse prolétarienne.... Cet éveil de la conscience de classe se manifeste immédiatement de la manière suivante : une masse de millions de prolétaires découvre tout à coup, avec un sentiment d'acuité insupportable, le caractère intolérable de son existence sociale et économique, dont elle subissait l'esclavage depuis des décennies sous le joug du capitalisme. Aussitôt se déclenche un soulèvement général et spontané en vue de secouer ce joug, de briser ces chaînes. Sous mille formes les souffrances du prolétariat moderne ravivent le souvenir de ces vieilles plaies toujours saignantes."

Mais la bataille est encore, pour l'essentiel, à mener ; le processus de "grève de masse" n'en est, selon nous, qu'à ses débuts, non pas seulement du fait des faiblesses actuelles propres à la classe qui a l'immense responsabilité historique de se lancer "à l'assaut du ciel", mais aussi et surtout du fait de la pression énorme qu'exerce sans cesse sur elle la classe dominante, physiquement et surtout idéologiquement. Cette pression, qui s'est surtout développée dans la période de décadence, prend, dans la période que nous vivons et qui révèle de plus en plus clairement la faillite totale du capitalisme et l'incapacité de la bourgeoisie à lui apporter une solution, une importance jamais atteinte dans l'histoire de l'humanité. C'est une classe dominante au bord du gouffre qui est dans l'obligation de peaufiner et d'utiliser toutes les outils à sa disposition pour chercher à désarmer préventivement son bourreau, d'où le développement incroyable de la répression, celui des immenses campagnes idéologiques (les "démocratiques" avec toutes leurs déclinaisons, l'anticommunisme etc.), dont le prolétariat est la principale cible et d'où la multiplication des obstacles qu'elle place au sein même de ses luttes.

Concernant ce tout dernier aspect (les obstacles au sein des luttes), existe une conception de la lutte de classe que les communistes ne peuvent pas partager et qu'ils doivent combattre. Celle-ci se révèle dans une certaine tendance à mésestimer, pour le moins, les luttes ouvrières dans lesquelles s'exprime l'influence de la bourgeoisie (aujourd'hui, la présence ou le contrôle des syndicats, les illusions démocratiques et autres...) ; comme si, pour exprimer les intérêts et les préoccupations de la classe ouvrière, les luttes se devaient d'être "pures". Ainsi, celles qui, semble-t-il, sont, à un niveau ou à un autre, influencées par l'idéologie de la bourgeoisie ou qui seraient contrôlées par ses agents politiques ou syndicaux, seraient à ignorer ou peut-être même à rejeter. Développer une telle conception et vouloir agir en fonction d'elle reviendrait à attendre la lutte "pure" et donc à rejeter la quasi-totalité du combat du prolétariat. Dans la conception marxiste, il n'y a pas de lutte "pure" qui, seule, mériterait d'être prise en considération ; selon nous, une telle conception serait, au mieux empruntée à l'idéalisme, voire à l'anarchisme. Le combat contre la classe ennemie existe jusqu'au sein même de la lutte. L'affirmation de la classe ne passe pas seulement par son opposition ouverte à l'exploitation que lui impose le capitalisme, mais aussi et obligatoirement par son combat pour se défaire de la présence et de l'influence, au sein de ses luttes, de la classe ennemie. C'est ce que l'expérience historique nous a amplement démontré, surtout dans la période de décadence dans laquelle la bourgeoisie a développé le capitalisme d'État avec sa mainmise sur tous les plans de la société, en particulier vis-àvis de la classe qui la hante. Il n'est pas nécessaire d'étaler ici tous les exemples qui le prouvent ; mais, n'est-il pas, au moins, nécessaire de rappeler que, jusque dans "la forme enfin trouvée de la prise du pouvoir" - les conseils ouvriers -, ce combat a eu lieu en 1905, en 1917, en Russie et en Allemagne ; qu'en leur sein, la bataille a pu voir dans un cas la victoire de notre classe, dans l'autre celle de l'ennemi. Débarrassons-nous donc de cette conception de la lutte "pure", car elle ne permet pas d'appréhender la réalité et surtout elle n'appartient pas au prolétariat.

La FGCI (08/06/11)